Chapitre 32
Mener une séance de spiritisme à midi dans un cimetière bondé… Je suis sûre que ça apparaissait tout en haut de la liste des « choses à ne pas faire » dans le manuel des nécromanciens.
Après avoir échangé quelques suggestions, on décida qu’il valait mieux qu’elle fasse semblant de méditer, ce qui lui permettait de s’asseoir par terre en tailleur, de fermer les yeux et de marmonner sans attirer l’attention. Enfin, sans trop attirer l’attention, même si, à plusieurs reprises, elle dut s’interrompre en pleine incantation parce qu’un passant curieux venait de s’arrêter pour lui demander si elle cherchait à communiquer avec les morts.
Jaime était assise à trois mètres environ de la tombe de Suzanne Simmons, à laquelle elle tournait le dos. Méditer dans un cimetière, c’était déjà étrange en soi – mais le faire au pied de la tombe d’une tueuse en série tristement célèbre revenait à chercher les ennuis. Comme Jaime ne voyait pas la tombe, je devais monter la garde, pour la prévenir quand Simmons apparaîtrait. Ça prit pas loin de deux heures. À plus d’une reprise, Jaime jeta un coup d’œil dans ma direction, comme si elle pensait avoir réveillé Simmons sans que je l’aie remarqué.
Contrairement à Robin MacKenzie, Suzanne Simmons ne se contenta pas d’apparaître dans notre dimension. Il lui fallut une bonne dizaine de minutes pour se matérialiser pleinement. Quand elle le fit, il ne fut pas nécessaire de vérifier son identité. Je l’avais vue très nettement dans la vision que m’avaient donnée les Parques et je n’oublierais jamais ce visage. Elle portait toujours la tenue de l’hôpital de la prison. La choucroute de la vision avait disparu et ses cheveux blonds pendaient sur ses épaules, sales et raides, comme si personne ne s’était soucié de ce genre de subtilités tandis qu’elle reposait sur son lit de mort. Elle avait les pieds nus. Ce fut la première chose qu’elle remarqua – ses pieds. Elle les regarda fixement, en souleva un, puis l’autre, remuant les orteils comme pour agripper l’herbe. Puis elle sourit. Les yeux fermés, elle leva la tête et inspira profondément.
Jaime se retourna, ouvrit la bouche pour parler, mais je l’interrompis et lui fis signe d’attendre. Et d’observer.
Simmons ouvrit les yeux et regarda autour d’elle. Son regard croisa la pierre tombale. Elle cligna des yeux. Pencha la tête pour lire le texte. Hocha très légèrement la tête, comme si la confirmation de sa mort n’était ni inattendue, ni terriblement alarmante.
Lorsqu’elle se retourna, je m’écartai pour demeurer hors de son champ de vision. Elle ignora Jaime pour inspecter le cimetière, regardant une personne après l’autre, fronçant légèrement les sourcils tandis qu’elle observait un monde qui paraissait familier… sans l’être vraiment.
Deux ados remontèrent le chemin à toute allure sur des rollers, avec sur les lèvres et les sourcils un patchwork de clous métalliques qui scintillaient au soleil. La fille jacassait dans un téléphone portable tandis que le jeune homme patinait à côté d’elle, les yeux mi-clos, absorbé par les vibrations qui s’échappaient de ses écouteurs. Lorsqu’ils approchèrent, Simmons tendit la main vers eux. La fille au portable traversa ses doigts. Simmons hocha la tête comme si ce détail-là non plus n’avait rien d’inattendu.
— Bienvenue, Suzanne, lui dis-je.
Elle se retourna, mains levées comme pour parer un coup. Je m’appuyai contre une tombe voisine, mains enfoncées dans les poches.
— Vous êtes un fantôme ? demanda-t-elle.
Je tendis la main vers le bouquet de fleurs posé à la base de la tombe et pris celui que j’avais fait apparaître un peu plus tôt. Je l’élevai.
— J’en ai l’air ? demandai-je.
— Alors comment… ?
— La nécromancie, lui dis-je. Vous en avez déjà entendu parler ?
Après une pause, elle secoua lentement la tête.
— Non.
— Eh bien, les nécromanciens peuvent contacter les morts.
— Et vous en êtes une ?
— Non. (Je désignai Jaime.) Mais elle, oui. Je ne suis que sa cliente.
Simmons toisa Jaime de la tête aux pieds puis s’avança vers elle. Jaime s’efforçait de cacher son dégoût, mais il transparaissait malgré tout. Simmons pencha la tête, plongea son regard dans celui de Jaime, puis avança lentement d’un nouveau pas vers elle et regarda la nécromancienne reculer légèrement.
Simmons sourit, d’un minuscule sourire timide de Joconde.
— Votre amie ne m’aime pas.
— C’est mon employée, pas mon amie. Comme je vous le disais, je suis sa cliente. Je l’ai engagée pour vous libérer.
— Me libérer ? répéta Simmons en relevant vivement la tête.
Je souris.
— Ce mot vous plaît, hein ?
Elle mit son enthousiasme en veilleuse et haussa les épaules.
— Ce n’est pas… désagréable. Mais je soupçonne cet acte de générosité de coûter très cher.
— En effet. Inutile de prétendre le contraire. Je vous ai rappelée pour vous demander votre avis sur un sujet. Je…
L’attention de Simmons était rivée sur un jeune garçon qui passait près de nous. Ses yeux brillèrent comme ceux d’un faucon qui repère une souris. Un tic agita les lèvres de Jaime. Simmons se retourna vers elle. Jaime tint bon, bras croisés, et lui rendit un regard noir.
Simmons se tourna vers moi.
— Dites-lui de partir.
Je regardai tour à tour Jaime et Simmons. De toute évidence, Jaime n’allait pas réussir à masquer son mépris – et n’essaierait sans doute même pas. Pas l’atmosphère la plus propice qui soit à une discussion amicale entre filles.
— Juste un instant, murmurai-je à Simmons avant de prendre Jaime à part, faisant semblant de tirer sur son bras pour l’attirer au loin.
— Pas question que je vous laisse seule avec elle, dit Jaime. Alors ne me demandez pas ça.
— Parce que vous craignez qu’elle me fasse quelque chose ? Elle ne peut pas…
— Ce n’est pas ce qui m’inquiète.
— Ah, je vois. Donc vous croyez que tout ça fait partie de mon grand projet visant à lâcher un groupe de meurtriers dans le monde ?
— Non, mais c’est moi qui l’ai libérée. Elle est sous ma responsabilité.
— Elle n’ira nulle part à moins que je la laisse faire. Si elle s’enfuit, je peux la rattraper. Vous le savez bien. Je ne vous demande pas de partir. Simplement de reculer un peu. Ou mieux encore, de nous laisser reculer. On va se balader, mais rester en vue.
Jaime acquiesça et je retournai auprès de Simmons que je menai sur le chemin, en prenant soin d’éviter tout contact physique avec elle et de ne pas marcher à travers quoi que ce soit censé être solide.
— Il s’agit de la nixe, lui dis-je.
Nouveau sourire de Joconde.
— Je m’en doutais.
— Elle m’a contactée pour me faire une offre. Elle paraît intéressante, mais tout autant que « terrain de premier choix au cœur de la Floride ensoleillée » jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’on a acheté des hectares de marais.
— Aux risques de l’acheteur.
— Exactement, donc je fais mes devoirs. Elle m’a donné votre nom en tant que référence.
Un tic agita les coins de sa bouche.
— Ah, oui. Elle aime bien faire ça. Elle m’a louée sans fin auprès de l’autre, là.
— Cheri MacKenzie.
Elle roula brièvement des yeux.
— Un truc comme ça. Elle avait désespérément besoin de la nixe, celle-là. Comme un type qui ramasse une prostituée dans la rue parce qu’elle lui rappelle sa femme morte.
— Elle vous ressemblait un peu.
— Vous avez remarqué aussi.
Je contournai un gros chêne, évitant les pique-niqueurs installés en dessous, et repris la direction de Jaime.
— Donc ça veut dire « non pour la recommandation » ? demandai-je.
— Pas du tout. Comme partenaire, la nixe était formidable. J’aurais échangé Eric contre elle si j’avais pu.
— Donc elle est réglo. Je peux lui faire confiance pour ne pas me trahir.
Simmons éclata d’un rire carillonnant de petite fille.
— Ah mais bien sûr que si, elle va vous trahir. Ou du moins, elle va essayer. Elle nous trahit toujours.
Je me tournai vers elle.
— Vous ne paraissez pas lui en tenir rancune.
— Je ne lui reproche pas d’avoir essayé. Je savais qu’elle le ferait. Dès que j’ai commencé à déployer mes ailes, à vouloir faire les choses à ma façon, je savais qu’elle allait se retourner contre moi. Je l’avais vu venir et je l’ai évité. Pas que ça ait changé grand-chose dans mon cas. Ce crétin d’Eric a tout fait foirer. Quant à la nixe, elle m’a fourni ce qu’elle avait promis. J’ai récolté les dividendes… (Elle me sourit.) Et je continue à le faire.
— À travers les visions.
Son sourire s’élargit.
— Elle prend bien soin de nous. De petites friandises qui rendent le supplice presque agréable.
Quelque chose attira son attention sur la gauche. Je me retournai et vis un enfant accroupi à terre, en train de tripoter quelque chose du bout du doigt. Une petite fille aux cheveux courts d’un roux ardent, avec des yeux bleu vif, ainsi qu’un jean et des baskets qu’elle avait salis comme seuls les enfants de cinq ans savent le faire. Elle recommença à farfouiller et sursauta. Avec un sourire édenté, elle s’avança en traînant les pieds, toujours accroupie, doigt tendu.
Une silhouette bougea derrière elle et je levai les yeux pour y voir Simmons, qui s’était faufilée jusque-là pendant que je regardais la fillette. Simmons se pencha pour passer la main sur la tête de la fillette, comme si elle lui lissait les cheveux. Quand elle leva les yeux vers moi, son regard brillait de la même extase que j’avais vue dans ma vision, lorsqu’elle regardait Eric enterrer le garçon.
— Vous aimez les enfants ? demanda-t-elle en souriant.
J’avalai ma salive. Je m’efforçai de lui sourire en retour, mais je devais faire appel à tous mes talents de comédienne pour rester plantée là à la regarder caresser les cheveux de la fillette sans rien faire.
— Donc la… (J’aspirai une goulée d’air, ravalant ma fureur.) Donc la nixe trahit toutes ses partenaires.
Simmons accorda à la fillette un dernier regard prolongé, puis se redressa.
— Toutes. Comme je vous l’ai dit, rien de personnel. Regardez en quels termes élogieux elle parle de moi. Elle a même trahi Dachev, alors qu’il était son préféré.
— « Il » ? dis-je en fronçant les sourcils. La nixe m’a dit qu’elle ne prenait que des femmes comme partenaires.
Petit sourire secret.
— C’est vrai, elle ne peut posséder que des femmes. Mais Dachev… Il était à part. Ils formaient une véritable équipe. Des esprits jumeaux, en quelque sorte.
— C’était un fantôme.
Elle marqua brièvement une pause, comme surprise que j’aie compris si vite ce qu’elle voulait dire. Puis elle agita les doigts, parcourant le cimetière du regard.
— Interrogez-la sur lui. Si elle a envie de vous en parler, elle le fera.
Je tentai de reposer la question sous différents angles mais ne réussis qu’à commencer à l’agacer, si bien que je changeai de tactique et l’interrogeai de nouveau sur la nixe. Elle ne m’apprit rien que je ne sache déjà.
Je fis signe à Jaime qu’il était temps de renvoyer Simmons, puis guidai celle-ci dans sa direction. Deux gamins passèrent en courant, un garçon à l’orée de la puberté qui pourchassait une fille du même âge. Simmons les regarda, appuyant le bout de la langue entre ses dents.
— Une dernière question avant que je parte, lui dis-je.
Elle regardait toujours les enfants.
— Hmmm ?
— Si la nixe regagne son enfer, vous n’aurez plus de visions, n’est-ce pas ?
Elle reporta sur moi un regard soudain pensif.
— Non, sans doute que non, mais il n’y a pas à s’inquiéter. On en a envoyé trois à sa poursuite et elle est encore libre.
— C’est vrai, mais vous savez ce qu’on dit. (Je la gratifiai d’un sourire qui dévoilait mes dents.) La quatrième fois est toujours la bonne.
Elle me regarda fixement. Puis elle comprit et bondit vers moi. Je pivotai pour lui échapper et la saluai de la main tandis qu’elle regagnait son enfer.